Louis Philippe roi des Français, à tous présents et à venir salut.
En l'audience publique du quatorze mai mil huit cent quarante quatre, le sieur Jean Louis Cuisinier Delisle, juge de paix du canton de Saint-Savin, arrondissement de Montmorillon, département de la Vienne, assisté du greffier ordinaire, a rendu en matière civile le jugement dont la teneur suit.
Entre le sieur Auguste Fruchon, propriétaire demeurant et domicilié bourg et commune de Nalliers, demandeur comparant en personne d'une part
Et le sieur Jean-Baptiste vicomte Duvigier aussi propriétaire demeurant à Foussac, commune de La Bussière, défendeur, comparant aussi en personne d'autre part.
Par le sieur Auguste Fruchon a été dit qu'il est fermier du bac de Busserais, et qu'en cette qualité il avait droit d'exiger que tout passage fût interdit à qui ne payerait pas le droit fixé par le tarif ;
que nonobstant cette prohibition résultant du droit concédé et de la loi, le dit sieur Duvigier s'était permis plusieurs fois et notamment les trente-et-un mars dernier et treize avril suivant de faire passer plusieurs personnes à un bateau qui lui appartient et qui ne doit ni ne peut être destiné qu'au passage, d'une rive à l'autre, de la rivière de Gartempe, des personnes employées à l'usine du défendeur située au dit Busserais et en aval du bac de la commune
que ce fait lui porte un préjudice notable.
C'est pourquoi il avait fait citer le sieur Duvigier par exploit de l'huissier Robin à Saint-Savin en date du dix-neuf du mois dernier enregistré et en forme, à comparaître devant nous le vingt-trois suivant pour avoir réparation des tors dont il se plaint, et qu'à ses fins il concluait à ce qu'il nous plût faire défense au dit sieur Duvigier de contrevenir aux dispositions des actes administratifs des vingt-neuf août et vingt-trois septembre mil huit cent quarante-trois, que lui demandeur respectera jusqu'à leur réforme qu'il provoquera et pour laquelle il se fait d'expresses réserves, et pour avoir passé des étrangers neutralisé la perception du droit en passant des individus non strictement nécessaires à l'exploitation de ses établissements ruraux et industriels, il fut condamné en deux cents francs de dommages et intérêts ainsi qu'aux dépens en faisant toutes réserves.
Par le sieur Duvigier défendeur a été répondu qu'à la vérité, il avait passé plusieurs personnes dans son bateau bien qu'elles ne fussent à son usine ni à l'exploitation de ses propriétés rurales mais que s'il avait c'est qu'il croyait en avoir le droit, que dans tous les cas, il pensait qu'il y avait lieu dans la circonstance à l'interprétation d'actes administratifs sur lesquels il établissait le droit ; que par conséquent il déclinait la compétence du tribunal, en persistant dans ses conclusions prises à l'audience du vingt-trois du mois dernier ; que pour satisfaire au jugement préparatoire rendu à cette époque, il avait rapporté et déposait sur le tablier de la justice l'arrêté de monsieur le préfet de la Vienne en date du vingt neuf août dernier, duquel il résulte qu'il est autorisé à maintenir sur la Gartempe au lieu-dit Busserais commune de La Bussière le bac qu'il a établi pour l'exploitation de ses usines et de ses propriétés, ainsi que pour le passage des personnes attachées à ces établissements à la charge de fournir un état de ces derniers afin qu'il en fût remis une copie au fermier du passage d'eau public de Busserais.
2° Une lettre de monsieur le sous-secrétaire d’État des travaux publics signée Legrand en date du vingt neuf décembre aussi dernier qui annonce à monsieur le Préfet de la Vienne que l'arrêté plus haut rapporté a été approuvé par le ministre des finances le vingt trois du même mois.
3° L'état nominatif des personnes attachées à la maison, aux usines et aux domaines du dit sieur Duvigier approuvé par monsieur le préfet de la Vienne le vingt du mois dernier.
Sans entendre défendre au fond, le dit sieur Duvigier a expliqué le fait qui donnait matière à la demande du dit sieur Fruchon en disant : qu'il n'avait point passé ou fait passer aucune personne d'une rive à l'autre, que seulement il avait pris ou fait prendre avec son bateau sur l'abordage de la rive droite de la rivière plusieurs personnes du village des Bergeais [Bergeas] et du village d'Albrons, qu'on avait suivi le fil de l'eau entre l'écluse et la rive gauche et qu'on était arrivé à son usine sans toucher les deux rives, qu'il n'y avait pas eu passage proprement dit, que dès lors le demandeur était sans droit contre lui, qu'à la vérité les personnes dont il s'agit n'étaient point comprises sur l'état mentionné mais que n'ayant pas été transbordées et n'étant descendues qu'à l'usine soit pour y faire broyer du plâtre, soit pour toute autre affaire, puis étant remontées au point de départ par le même moyen, il ne pouvait y avoir lieu à aucune indemnité ; que du reste il persistait dans ses précédentes conclusions qui tendent à faire déclarer que la demande du sieur Fruchon a été incompétamment formée.
À l'audience du vingt-trois du mois dernier, il avait été purement et simplement ordonné que le défendeur rapporterait les actes administratifs desquels il faisait dériver son droit puisqu'il ne contestait pas la qualité du demandeur.
La cause en cet état, il s'est présenté les questions suivantes à décider puisque les faits ressortent de l'exposé sus établi par les parties.
Le juge de paix jugeant en matière civile est-il compétent pour décider la question qui est soumise par l'exploit introductif d'instance, combinés les moyens d'exception, fournis par le défendeur.
Dans le cas de l'affirmative, y a-t-il lieu à accorder des dommages intérêts au dit sieur Fruchon ?
Quid des défens sur le moyen d'incompétence ?
Vu la loi du vingt-quatre août mil sept cent quatre-vingt dix, celles du 16 fructidor an trois, du six frimaire an sept article cinquante six et du vingt-cinq mai 1838 ;
Vu aussi l'article trois du code d'instruction criminelle ;
Attendu qu'il ne s'agit pas dans la circonstance d’interpréter et de juger un acte administratif dans son essence pour augmenter ou diminuer sa valeur et sa jouissance mais seulement de la reconnaissance d'un droit et de l'appréciation d'un dommage, ce qui rentre dans le domaine de la justice ;
Attendu que la loi du six frimaire an sept attribue spécialement aux juges de paix, comme juges de police, la connaissance des affaires introduites par contravention à la loi édictée, lorsqu'on se sera soustrait au paiement des droits de bac qu'elle l'autorise à prononcer aussi bien l'amende qu'elle inflige qu'à statuer sur les restitutions civiles ;
Attendu que l'article trois du code d'instruction criminelle, laisse la liberté de poursuivre l'action civile en même temps que l'action publique, ou séparément, qu'il y a faculté pour la partie civile d'embrasser l'une ou l'autre voie, que la matière étant purement personnelle et mobilière et n'excédant pas le taux déterminé par la loi, retenons la cause et disons qu'il n'y a pas lieu de la renvoyer devant d'autres juges ;
Statuant au fond.
Considérant que le sieur Fruchon en sa qualité de fermier du bac de Busserais a le droit d'exiger l'application du tarif sur les personnes qui passent d'une rive à l'autre de la Gartempe ;
Considérant que toute soustraction a ce droit est une infraction que la loi punit en même temps qu'elle donne lieu à des dommages intérêts ;
considérant que l'usine du défendeur communique à la rive gauche, que pour arriver à cette usine en partant de la rive droite il faudrait nécessairement traverser la rivière et passer sur le petit pont qui le sépare de la terre ferme tandis qu'en suivant le fil de l'eau pour y arriver on parcourt toute la longueur de la chaussée dont l'étendue est assez considérable et par ce moyen inaccoutumé on évite le paiement du droit de bac et on porte évidemment préjudice au fermier alors que les lois semblent avoir pris toutes les précautions pour le faire jouir de son droit ;
Considérant que l'état des personnes que le sieur Duvigier a le droit de faire passer à son bateau est une exception à la règle générale, qu'il est limitatif, qu'il n'y a aucun rapprochement des différents cas par analogie ou similitude, que l'exécution de cette règle est de droit rigoureux ;
Considérant que le sieur Duvigier convient lui-même que les personnes qui ont descendu dans son bateau, de l'abordage de la rive droite de la rivière à son usine n'étaient point du nombre de celles qui sont attachées au service de son usine, qu'elles se rendaient seulement pour en recueillir les produits, qu'évidemment il n'y avait pas lieu à les exempter du droit exigé par le fermier du bac, droit qui deviendrait illusoire puisqu'il serait très facile après avoir usé du moyen pratiqué par le défendeur de gagner la rive opposée à celle du départ en sortant de l'usine du sieur Duvigier par les voies ordinaires, ce qui ne peut se concevoir dans l'entente régulière du droit.
En nous résumant, nous dirons que d'après la législation existante, [rayé la commune] l’État est propriétaire du bac de Busserais, que le sieur Fruchon en est le fermier et qu'il faut exercer tous les droits qui lui ont été concédés par son bail, que la propriété du droit dont il s'agit emporte prohibition générale pour tous les autres ; que tous les actes en dehors de l'exception établie par l'arrêté de Monsieur le Préfet de la Vienne du vingt du mois dernier est une infraction à la règle des inclusions et préjudiciable aux intérêts légitimes du fermier.
Nous, juge de paix sus dit et sous signé jugeant en dernier ressort,
Attendu qu'il résulte de la combinaison des articles 56 et 58 de la loi du six frimaire an sept avec l'article 382 du code civil qu'il y a lieu à réparation du préjudice souffert par le sieur Fruchon de la part du sieur Duvigier.
Prenant en considération le peu de personnes qui se sont soustraites au droit de bac, à l'aide du bateau du sieur Duvigier, à son vu et su et de son consentement,
Condamnons ce dernier en six francs de dommages intérêts envers le demandeur et en tous les dépens liquidés à la somme de onze francs quarante quatre centimes en ce non compris la levée et liquidation du présent à quoi le dit Jean-Baptiste vicomte Duvigier défendeur est également condamné s'il y a lieu.
Ainsi jugé et prononcé en audience publique en notre prétoire ordinaire à Saint-Savin, le quatorze mai mil huit cent quarante quatre.
La minute est signée Cuisinier Delisle juge de paix et Demay, greffier.
Enregistré à Saint-Savin le vingt neuf mai mil huit cent quarante quatre folio cent quatre-vingt dix-neuf recto case cinq
Reçu un franc décime dix centimes signé Ardillant
Mandons et ordonnons à tous huissiers sur ce acquis de mettre le présent à exécution, à nos procureurs généraux et à nos procureurs royaux près tribunaux de première instance d'y tenir la main, à tous commandants et officiers de la force publique d'y prêter main forte lorsqu'ils en seront légalement requis,
En foi de quoi le dit jugement a été signé par le juge de paix et par le greffier.
La présente grosse délivrée en première expédition sous le sceau de cette justice de paix par nous 4greffier sous signé, au sieur Auguste Fruchon
A Saint-Savin, le 4 juin 1844
Demay greffier
Timbre 8,75
Expédition 5,20
Total 13,95 "
" [Porte le timbre royal]
Le conseil soussigné consulté sur les questions de savoir
1° S'il y a lieu de révoquer l'autorisation accordée à M. Duvigier d'avoir un bac sur la Gartempe, pour l'exploitation de ses usines et de ses propriétés ;
2° Si dans le cas où monsieur le ministre des finances ne croirait pas devoir révoquer cette autorisation, M. Fruchon, fermier du bac de Busserais, aurait le droit de réclamer la rectification de son bail
est d'avis de l'affirmative sur l'une et l'autre question.
Faits :
M. Duvigier, propriétaire d'usines à Busserais, commune de La Bussière, canton de Montmorillon, avait depuis longtemps établi, sans autorisation, sur la Gartempe, un bac dont il se servait pour exploiter ses usines et ses propriétés et pour transporter les passagers d'une rive à l'autre. Des plaintes furent portées à ce sujet à l'administration notamment par M. Fruchon, fermier du bac de Naillé [Nalliers].
Il n'avait pas encore été fait droit à ces plaintes lorsque la commune de La Bussière sollicita l'établissement d'un bac public à Busserais. M. Fruchon, offrait de s'en rendre adjudicataire, les formalités ordinaires furent accomplies et il en résulta la preuve que le bac serait utile aux habitants et profitable pour le trésor ; en conséquence, son établissement fut autorisé et par procès-verbal en date du douze août 1843, approuvé par M. le ministre le huit novembre suivant, le sieur Fruchon fut déclaré adjudicataire des droits de passage pour six années à partir du 1er janvier 1844, moyennant cent francs par an et les charges ordinaires.
Cependant, M. Duvigier qui avait connaissance du projet d'établissement du bac public, était en instance d'obtenir l'autorisation de conserver son bac particulier pour l'exploitation de ses usines et de ses terres. M. les directeurs des contributions indirectes et M. l'ingénieur en chef des ponts et chaussées [en marge et les usines de Saint-Pierre et de Naillé] consultés sur ce point par M. le préfet, émirent tous l'avis que l'autorisation ne devait pas être accordée par le motif qu'il en résulterait un préjudice pour le fermier du bac, et par contrecoup pour le trésor.
Malgré ces avis défavorables, M. Duvigier fut autorisé à maintenir un bac sur la Gartempe, pour l'exploitation de des propriétés et de ses usines et pour le passage des personnes attachées à ses établissements, à charge par lui de fournir un état de ces personnes. Cet arrêté a été rendu le 29 août 1843, dix-sept jours après l'adjudication du bac public au sieur Fruchon.
Ce que M. le directeur des contributions indirectes et M. l'ingénieur en chef avaient prévu est arrivé. Monsieur Duvigier fournit un état comprenant quatre-vingt seize personnes, tant hommes que femmes et enfants et dès lors, le bac de Busserais fut à peu près abandonné.
Discussion
1e
Dans ces circonstances, il nous paraît aussi conforme aux règles de la justice qu'à celles d'une bonne administration de révoquer l'autorisation donnée au sieur Duvigier. En effet, la commune de La Bussière n'a qu'une population de 1067 individus, située au milieu des terres, elle n'est traversée par aucune grande route, par aucun chemin vicinal de grande communication, le passage n'est habituellement fréquenté que par les habitants de la commune. Si l'on déduit de cette faible population les quatre-vingt seize personnes privilégiées et celles qui, malgré la surveillance de M. Fruchon, doivent nécessairement se glisser par elles (déjà plusieurs procès-verbaux ont été faits et leur dé... [tache] a été suivi de condamnation), on ne sera pas surpris d'apprendre que les produits du bac de Busserais sont tellement faibles qu'ils suffisent tout au plus pour payer le fermage, et que l'entretien du bac, le salaire du batelier et les autres frais accessoires, le tout représentant à peu près une somme de 600 francs, sont à la charge de M. Fruchon, il y a là préjudice grave pour celui-ci, qui certainement ne se serait pas rendu adjudicataire s'il eut pu prévoir qu'à côté du bac public, on laisserait subsister le bac particulier de M. Duvigier.
La révocation de l'autorisation accordée à M. Duvigier ne serait pas seulement un acte de justice, ce serait encore un acte de bonne administration, car il est évident que l'existence de son bac particulier [entraî]nera l'anéantissement du bac public de Busserais, dont cependant l'utilité a été reconnue par tout le monde, pour l'établissement duquel l'administration a fait des frais et qui produit un revenu de cent francs au trésor.
On peut faire ici une objection fondée sur l'article 8 de la loi du 6 frimaire an VII et soutenir que les dispositions de cet articles sont impératives de telle sorte qu'on ne pourrait pas refuser à un propriétaire l'autorisation d'avoir un bac particulier.
Cette théorie nous paraît contraire à l'esprit de la loi et à la pratique de l'administration. À l'esprit de la loi, car son but est de n'accorder l'autorisation qu'autant qu'elle n'a pas d'inconvénients graves, l'article dit même formellement qu'on devra examiner si elle ne sera pas de nature à nuire à la navigation. On devrait donc refuser l'autorisation qui pourrait avoir le grave inconvénient, mais il est évident que les expressions ne sont pas restrictives, et que l'autorisation devrait être également refusée, si elle pouvait occasionner d'autres inconvénients non moins graves que celui-ci. Si l'en était autrement, il n'y aurait pas besoin de procédure ni d'autorisations spéciales pour l'établissement de bacs particuliers dans les rivières non navigables, car là ils ne peuvent jamais nuire à la navigation ; dans ce cas, il suffirait que les propriétaires fissent une déclaration indiquant le lieu où ils veulent établir leur bateau et le nombre de personnes attachées à leurs établissements et à leurs propriétés.
Cependant, ce n'est point ainsi qu'on agit, les bacs particuliers ne peuvent être établis même sur les cours d'eau non navigables sans une autorisation ; avant de la donner, on consulte le maire, le directeur des contributions indirectes, l'ingénieur en chef des ponts et chaussées ; tous les fonctionnaires donnent leur avis et c'est après avoir été ainsi éclairée que l'administration supérieure prononce.
Évidemment l'article huit de la loi du 6 frimaire an VII n'est pas impératif, car s'il l'était, il n'y aurait besoin ni de l'avis du directeur des contributions indirectes et de l'ingénieur en chef, ni de l'arrêté du préfet ni de l'approbation du ministre.
L'autorisation d'un bac particulier est donc un acte du pouvoir discrétionnaire de l'administration ; par conséquent, elle ne peut être accordée qu'autant
1° que le bac est nécessaire à celui qui le demande ;
2° qu'elle n'a aucun inconvénient grave.
Or le bac de M. Duvigier ne lui est pas nécessaire.
Il y a de graves inconvénients.
1° Le bac de M. Duvigier ne lui est pas nécessaire car ses usines sont situées à trente mètres à peu près du bac public, de telle sorte que souvent, ainsi que l'a constaté l'ingénieur en chef des ponts et chaussées, le bac particulier et le bac public sont attachés côte à côte, il n'y a donc aucune nécessité d'autoriser un passage privé qui n'a d'autres résultats que de dispenser de péage du bac public les gens qui vont chez M. Duvigier.
Quant à l'exploitation des propriétés, il est articulé par M. Fruchon que les terres dont l'exploitation nécessite le passage de la Gartempe ne sont pas d'une valeur de six mille francs ; ces terres ne sont d'ailleurs nullement circonscrites par les eaux comme le veut l'article huit de la loi du six frimaire an VII ; elles sont tout simplement situées sur une rive tandis que les bâtiments d'exploitation sont sur l'autre. M. Duvigier est à cet égard dans la même position que beaucoup d'autres propriétaires auxquels on n'accorderait point d'autorisation à cause de l'existence d'un bac public.
2° Enfin l'établissement du bac privé est préjudiciable, c'est ce qui a déjà été démontré ; il est préjudiciable à M. Fruchon, qui ne trouve pas dans les produits de l'exploitation de quoi couvrir ses dépenses [note marginale : le bac ne rapporte en moyenne que 2,50 francs par semaine soit 120 francs par an] ; il est préjudiciable à la commune de la Bussière parce qu'il entraînera l'anéantissement du bac public ; enfin, il est préjudiciable au trésor qui perdra dans un temps plus ou moins éloigné les produits du passage public.
2e
Si Monsieur le Ministre ne croit pas devoir révoquer l'autorisation donnée à M. Duvigier, les règles de l'équité et du droit le conduisent à accepter la proposition de résiliation du bail.
En effet, M. Fruchon en se rendant adjudicataire du bac public a dû calculer toutes les ressources que lui présentait la population de La Bussière, il a dû comprendre dans les éléments de son calcul M. Duvigier et les personnes qui ont affaire à ses usines, et c'est d'après ces bases qu'il s'est rendu adjudicataire.
En vain on objecterait qu'il connaissait l'existence du bas de M. Duvigier, puisque lui-même s'en était plaint, il répondrait que ce bac qui depuis un assez grand nombre d'années existait sans autorisation avait bien pu être toléré jusque là, mais qu'il devait nécessairement disparaître le jour où, à trente mètres de là, on établissait un bac public. On ne pouvait pas supposer en effet que l'administration créait le dernier bac et satisfaisait ainsi aux besoins du public en même temps qu'à ceux de M. Duvigier irait, quelques jours après, tarir la principale source de ses produits. Sous le point de vue de l'équité, il suffit de se poser cette question : M. Fruchon se serait-il rendu adjudicataire si l'autorisation de M. Duvigier avait été accordée avant l'adjudication ? Il est évident que la réponse sera négative. Il convient donc de remettre monsieur Fruchon dans la même position que s'il n'eut pas traité puisqu'il ignorait alors un fait essentiel qui devait influer sur son consentement.
Cette solution à laquelle nous conduit la simple équité est aussi prescrite par les règles positives du droit civil, nous nous contenterons de rappeler l'article 1135 du code civil qui porte que toutes les conventions obligent à toutes les suites que l'équité, l'usage ou la loi donnent l'obligation d'après sa nature ; l'article 1719 qui oblige les bailleurs à faire jouir paisiblement le preneur pendant la durée du bail.
L'administration s'engage vis-à-vis l'adjudicataire d'un bac à lui assurer le monopole du passage, elle doit l'en faire jouir pendant toute la durée du bail ; sans doute elle a droit de concéder des bacs particuliers aux propriétaires, mais la concession a pour résultat d'anéantir la plus grande partie des produits du bac, de diminuer ainsi la jouissance du preneur, elle doit l'indemniser du préjudice qu'elle lui cause ainsi par son fait ; c'est ce qui a été décidé par le conseil d’État le 17 juillet 1816 dans l'affaire du sieur Testou, auquel une diminution annuelle de quatre mille francs a été accordée sur le prix de son bail pour raison de changement de la ligne de passe. Ce qui est vrai lorsque la diminution de produits résulte d'une mesure prise dans l'intérêt général est vrai à plus forte raison lorsque la mesure a été prise dans l'intérêt d'un simple particulier.
Dans l'espèce aucune indemnité ne pourrait dédommager M. Fruchon, car, quand même on lui remettrait le prix total de son bail qui est de cent francs, il resterait encore chargé d'un service dont la dépense qui s'élève à six cents francs excède de beaucoup la recette actuelle ; il n'y a donc d'autre parti à prendre si l'administration ne révoque pas l'autorisation donnée à M. Duvigier que de prononcer la résiliation du bail.
Si, contre toute attente, Monsieur le Ministre ne prenait ni l'un ni l'autre de ces parties, M. Fruchon aurait alors à se pourvoir devant qui de droit pour demander contentieusement la résiliation de son bail.
Fait à Poitiers le 21 juillet 1844
Signé Foucart, avocat, professeur à la faculté de droit. "
" Ministère des travaux publics
4ème division, 2ème bureau
Bacs et bateaux
Vienne
Bac de Busserais
Réclamation du sieur Fruchon contre le sieur Duvigier
Observations et demande de renseignements.
Paris, le 26 mars 1845.
Monsieur le préfet,
Le sieur Fruchon, fermier du bac de Busserais, s'est adressé à l'administration supérieure pour obtenir ou la révocation de l'autorisation donnée à M. le Vicomte Duvigier de conserver sur la Gartempe un bateau particulier pour l'exploitation de ses usines, ou afin que la résiliation de son bail soit prononcée.
M. l'ingénieur ordinaire estime qu'il serait équitable d'accorder au fermier une réduction du tiers sur le prix annuel de son bail. M. l'ingénieur en chef et M. le directeur des contributions de votre département pensent que cette indemnité ne serait qu'une réparation insuffisante et en tout cas arbitraire du dommage qu'éprouve le sieur Fruchon.
Quant à vous, Monsieur le Préfet, vous faites remarquer que l'administration n'a pas autorisé le vicomte Duvigier à établir, mais à conserver un bateau particulier qui existait depuis longtemps et contre la conservation duquel le sieur Fruchon a réclamé dès 1840. Vous craignez au surplus que les plaintes du fermier contre l'établissement du bateau du sieur Duvigier ne soient que le résultat d'une rivalité industrielle.
M. le directeur général des contributions indirectes dans trois dépêches successives estime premièrement que l'autorisation donnée au vicomte Duvigier doit être maintenue. Deuxièmement que l'emploi abusif fait par le permissionnaire de son bateau particulier ne suffit pas pour faire retirer l'autorisation régulière qu'il a reçue (la condamnation prononcée contre lui au profit du fermier devant être regardée comme une réparation suffisante du dommage qu'il avait causé au fermier du bac). Troisièmement, enfin qu'en droit la résiliation n'est pas fondée.
Au milieu de ce conflit d'opinions diverses, avant d'émettre un avis définitif sur cette affaire, j'éprouve le besoin de vous demander un nouveau renseignement.
En droit strict, je suis obligé de reconnaître que l'autorisation donnée au vicomte Duvigier est régulière, que l'abus passager qu'il a fait de la permission à lui accordée ne suffit pas pour entraîner la révocation et que par suite de son erreur, le préjudice qui résulte pour le fermier de cette autorisation ne peut entraîner la révocation du bail.
Mais en équité, alors que d'une part les ingénieurs et le directeur local des contributions indirectes considéraient le bateau particulier du sieur Duvigier comme illégal aux termes de l'avis du comité des finances du 2 avril 1829, et que d'autre part il existe au dossier la preuve que ce bateau en question sert à quatre-vingt quatre personnes, il est difficile de ne pas reconnaître que le fermier avait pu compter sur la fréquentation des individus appelés à se servir de ce bateau, et qu'il éprouve un préjudice réel de l'état de choses actuellement consacré.
Avant donc d'émettre un avis dans ce sens, je désire connaître premièrement si le nombre des personnes autorisées à se servir du bateau particulier de M. Duvigier n'a pas été exagéré ; deuxièmement quelle serait la réduction du prix de ferme qu'il pourrait être juste d'accorder au sieur Fruchon.
Afin de me fournir des documents précis sur ces deux points, je vous engage à renvoyer l'état nominatif présenté par M. Duvigier à l'autorité locale, pour que contradictoirement avec le fermier et en présence des agents des contributions indirectes et des ponts et chaussées le nombre de personnes autorisées à se servir du bateau particulier soit régulièrement et définitivement déterminé.
Ensuite, MM. les ingénieurs et M. le directeur local des contributions indirectes seront à même de se prononcer en toute connaissance de cause sur la question ; après avoir reçu les rapports de ces fonctionnaires, vous voudrez bien me donner votre avis définitif.
Vous trouverez ci-incluses les pièces de l'affaire qui étaient jointes à votre dépêche du 6 juillet dernier, et de plus des documents nouveaux produits par Me Montau Martin dans l'intérêt du sieur Fruchon.
Recevez, Monsieur le Préfet, l'assurance de ma considération la plus distinguée.
Le secrétaire d’État des travaux publics [signature illisible]. "
" Contributions indirectes, département de la Vienne, direction de Montmorillon, bacs et passages d'eau, bac de Busserais.
Nous Guiod, contrôleur receveur des contributions indirectes, et Moussaud, conducteur des Ponts-et-chaussées, nous sommes transportés le 3 octobre mi neuf cent quarante-cinq à midi au port de Busserais sur la Gartempe, conformément à la lettre de M. le Préfet en date du 9 août 1845 et aux instructions qui nous ont été transmises afin de rédiger une nouvelle liste des personnes qui pourront seules à l'avenir se servir du bateau particulier que M. Duvigier a été autorisé à établir sur la Gartempe au dit port de Busserais pour l'exploitation de ses usines situées au même lieu.
M. le Maire ayant des affaires à la foire de Saint-Savin n'a pu assister à la réunion. On joint ici la lettre qu'il a adressée à M. Moussaud pour le prévenir.
M. Duvigier qui est présent dit qu'il a été autorisé par décision de M. le Ministre des Travaux publics à passer dans son bateau particulier non seulement les personnes qui desservent son usine mais encore les colons fermiers et domestiques employés dans les nombreuses propriétés qu'il possède dans la commune de La Bussière ainsi que le bétail qui appartient à ses domaines. Cependant, il reconnaît que l'état qu'il a fourni élève à un trop grand nombre les personnes autorisées et il ne demande en dernier lieu que l'autorisation de passer à son bateau quarante-et-une personnes dont vingt-deux [constituent] celui attachés à ses moulins et le reste à sa tuilerie, à ses autres propriétés et à sa maison.
De son côté, M. Fruchon, fermier du bac, fait remarquer que l'on ne doit porter sur la liste dont il s'agit que les personnes employées au moulin de Busserais ainsi qu'à celui qui sert à battre le grain et à pulvériser le plâtre, dont le nombre ne doit pas dépasser douze personnes. M. Fruchon ajoute que les quarante et une personnes demandées par M. Duvigier composent plus des deux tiers des passages habituels de son bac.
M. Duvigier ne pouvant nous présenter la pièce administrative dont il a parlé, pièce qui l'autorise à passer dans son bateau d'autres personnes que celles employées strictement à l'exploitation de ses usines de Busserais, nous déclarons en conséquence nous en référer de nouveau à la lettre qui a été dressée le huit mai 1845.
Fait au port de Busserais en la maison du passager, le trois octobre mil huit cent quarante-cinq
Je soussigné déclare persister à la demande que j'ai transmise à Monsieur le préfet et aux observations que l'ai présentées, espérant que l'administration y fera droit et sous la réserve de mes droits
Lu et approuvé sous toute réserve de droit, signé Duvigier
Le procès-verbal est signé Duvigier, Fruchon, Guiod et Moussaud
Pour copie conforme le directeur de la Vienne ".
" Paris, le 10 mars 1846
Monsieur le Préfet,
J'ai reçu avec la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, les pièces relatives à une réclamation du sieur Fruchon, fermier du passage d'eau de Busserais, contre la décision du 23 décembre 1843 par laquelle M. le Ministre des finances a autorisé le vicomte Duvigier à se servir d'un bateau particulier pour l'exploitation des établissements ruraux et industriels qu'il possède sur les deux rives de la Gartempe.
Le pétitionnaire allègue que le sieur Duvigier ayant abusé de sa permission, il convient de la lui retirer ; il a ajouté que le nombre des personnes appelées à faire usage du bateau est trop considérable et qu'il doit être notablement réduit ; il réclame une indemnité pour le préjudice qu'il a éprouvé ; subsidiairement enfin, il demande la résiliation de son bail, ou la remise d'une forte partie de sa redevance.
Dans votre dépêche du 14 novembre 1845, vous proposé, monsieur le préfet,
1° de maintenir l'autorisation donnée au sieur Duvigier le 23 décembre 1843 ;
2° d'admettre les 41 personnes qu'il a définitivement portées sur sa liste à faire usage de son bateau ;
3° d'accorder au sieur Fruchon, à titre gracieux, une réduction de 30 francs sur le prix de son bac.
J'ai l'honneur de vous informer que M. le Ministre des Finances a par décision du 19 février dernier, prononcé le rejet pur et simple des diverses demandes du sieur Fruchon.
La décision de son excellence est motivée sur ce que l'autorisation accordée en 1843 au vicomte Duvigier ne pouvait li être refusée puisqu'il se trouvait dans le cas exceptionnel prévu par l'article 8 de la loi du 6 frimaire an VII ; elle ne pourrait lui être retirée même en cas d'abus de sa part ; le fermier du bac ayant le droit de faire constater et punir toutes les contraventions conformément aux articles 56 et 58 de la loi précitée ; une telle autorisation fondée sur la loi ne saurait d'ailleurs, en aucun cas, motiver une demande soit en indemnité, soit en résiliation de son bail.
M. le Ministre a pensé enfin que l'autorité préfectorale était seule en position de déterminer, contradictoirement avec les parties, le nombre des personnes qu'un propriétaire riverain peut employer pour l'exploitation de ses industries et que dans l'espèce, en fixant ce nombre à 41, elle avait agi dans le cercle de sa compétence.
Veuillez, Monsieur le préfet, assurer en ce qui vous concerne, l'exécution de cette décision.
Je joins ici les pièces que vous m'avez communiquées.
Recevez, Monsieur le Préfet, l'assurance de ma considération la plus distinguée.
Le sous-secrétaire d’État des travaux publics, signé ".